Hiver, troisième roman de Christopher Nicholson (producteur anglais de documentaires pour la télévision), est le premier à être publié en France. La traduction est l’œuvre de Lucien d’Azay.
Hiver, « si imaginaire qu’il soit, […] s’inspire rigoureusement de la réalité […] » comme nous le confirment les notes du traducteur en fin de roman. Il est découpé en 4 parties, possède 12 chapitres de taille inégale pour un total de 320 pages relativement denses. Un bandeau avec une superbe photo hivernale d’une demeure campagnarde au recto et des critiques de David Lodge, John Boyne et du Boston Globe au verso entoure le livre. Il paraitra le 08 Octobre prochain.
Je remercie Clara Robert et les éditions de La Table Ronde pour cet envoi.
Durant l’hiver 1924, Thomas Hardy, célèbre écrivain anglais âgé de 84 ans, vit à Max Gate, sa demeure immense et arborée qu’il a lui-même construite près de Dorchester dans le Dorset, avec sa seconde femme Florence et leur chien Wessex. Son épouse, 45 ans, est en relative mauvaise santé suite à une grave opération. La vie du couple est mouvementée et se retrouve encore plus perturbée avec la première mise en scène théâtrale au village de Tess d’Uberville, un des romans majeurs de l’auteur. Gertrude Bugler, Gertie, belle jeune femme ambitieuse de 27 ans, incarne avec talent et brio le rôle de Tess. Si Thomas Hardy tombe littéralement sous son charme, à l’opposé, Florence verse dans la paranoïa et éprouve une jalousie maladive envers elle.
Christopher Nicholson nous offre ici une biographie romancée assez atypique d’un moment de vie de Thomas Hardy. Elle est en tout cas non conventionnelle car elle s’apparente davantage à une conversation à trois, sorte de jeu de rôle et de questionnements, entre l’auteur célèbre et les deux femmes qui l’entourent (personnages réels), le tout sur 3 générations différentes.
Pour cela, Christopher Nicholson utilise différents styles et narrateurs dans son œuvre. Selon le chapitre, le « je » permettant d’exprimer les réflexions et pensées des personnages est employé par Thomas Hardy, Florence Hardy ou Gertrude Bugler. Deux chapitres plus neutres, plus romanesques, utilisent la 3ème personne. Cela réclame au lecteur de l’attention, rend la lecture plus laborieuse mais offre un récit plus dynamique. Je citerai l’exemple des premiers chapitres où les mêmes événements sont vus du point de vue de Thomas Hardy, puis du point de vue de sa femme : Deux visions différentes et donc intéressantes.
L’écriture de Christopher Nicholson est littéraire, très évocatrice et illustrative. C’est un gros point fort du livre qui rend ce dernier vraiment attrayant.
Les nombreuses descriptions donnent vie au Dorset et permettent au lecteur de s’immiscer dans les lieux de l’intrigue. Par son style, Christopher Nicholson assimile les lieux à un vrai personnage. Il lui donne autant d’importance.
« Les pins d’Autriche s’élevaient au-dessus d’eux, branches déployées, leurs cimes voilées par la vapeur. On entendait partout le perpétuel crépitement musical des gouttes d’eau qui tombaient sur les feuilles sèches. »
« De fait, il semblait au vieil homme que Cockerell était à moitié aveugle à la campagne, incapable de voir davantage qu’une infime partie de ce qu’il y avait à voir. Il était également sourd, dans la mesure où pour lui les bruits des arbres n’étaient que des bruits, alors qu’ils sont, pour le campagnard, une forme de langage expressif : les douces palpitations d’un hêtre, les murmures extatiques d’un bouleau et les soupirs languissants d’un pin se rapprochent tellement de la conversation qu’ils ne sauraient être autre chose. »
De même, les phrases utilisées et les mots employés permettent aisément de faire ressortir l’aigreur, la rancœur et surtout la jalousie de Florence, épouse aimante réduite à un rôle de faire valoir, de simple secrétaire de l’auteur et qui est prête à tout pour contrecarrer ses plans. Cela rend le personnage si sensible rapidement antipathique et détestable.
« La vérité, c’est qu’il ne se donne pas la peine de faire un effort pour moi, sa femme. Moi qui ne fais que des efforts pour lui, moi dont la vie lui est entièrement dévouée, moi qui marche derrière lui sur la pointe des pieds, lui prépare son linge, l’aide à s’habiller, lui fais la lecture pendant des heures tous les soirs et gais tout ce qui est humainement possible pour le rendre heureux, je ne suis pas digne du spectacle. »
« Je n’ai pas envie d’être jalouse, je ne veux pas être jalouse, mais il m’est impossible de ne pas éprouver une espèce de serrement de cœur. Mes nerfs tremblent comme des feuilles et je n’ai aucun espoir de trouver le sommeil. Tout me tombe sur la tête. J’ai quarante-cinq ans et ma vie est en lambeaux. Voilà où j’en suis à présent, voilà à quoi ressemble ma vie. »
« Si seulement elle savait ce que c’est que vivre avec lui, un homme qui préfère la compagnie de sa plume à celle de sa femme, un homme qui aime la solitude au point de tenir froidement sa femme à l’écart de ses pensées et de faire en sorte qu’elle n’ait aucune importance[…] »
L’écriture sert également parfaitement la description des fantasmes du vieil auteur et illustre les aspirations/inspirations de celui-ci, poète, romancier ou homme tout simplement. L’auteur dépeint merveilleusement bien le lien ténu entre la vie personnelle (reconnaissance, célébrité, argent) et la vie imaginaire (celle qu’il s’imagine de vivre, remplie de fantasmes) de Thomas Hardy au travers des poèmes que ce dernier rédige par exemple. Ou quand l’imaginaire et le réel ne sont plus dissociables par le lecteur.
« La fiction avait été pour lui une maitresse généreuse, lui permettant de modeler, d’adapter et d’inventer les personnages et les événements comme il l’entendait ; une biographie, en revanche, était un despote, l’obligeant à coller davantage à la vérité, en ce qui concernai notamment la chronologie et la topographie. Il était bien entendu loisible de s’en écarter ici ou là, et le recours à la troisième personne l’avait aidé en ce sens, comme si la biographie avait été écrite par Florence, mais le résultat manquait de tension et d’harmonie. La vérité n’a pas le caractère rigoureusement ordonné de l’art. »
« Il la voyait se déshabiller tout doucement, un pied posé sur le dessus d’une chaise en osier ; il la voyait vêtue d’un corsage et d’un jupon blancs, en train de dégrafer un de ses bas avec langueur, le déroulant le long du galbe modelé de sa jambe tout en jetant un rapide coup d’œil oblique dans sa direction. Sa poitrine se soulevait et s’abaissait, et sa chevelure, abondante et lourde, brillait comme un vernis à la lueur des bougies. »
« Il s’était persuadé qu’elle serait une lectrice attentive et que, avec le temps, elle finirait par comprendre certains des mystères les plus profonds de son art. Sur ce point, il s’était trompé ; Comme Emma, et même davantage encore qu’Emma, elle n’avait pas cessé de lire un poème comme s’il s’agissait d’un tract scientifique. Elle était pareille au lépidoptériste ; elle interprétait littéralement tous les mots et les expressions que traçait la plume du vieil homme comme un exposé de son moi intérieur. Il avait eu beau s’évertuer à lui expliquer, elle n’était pas parvenue à comprendre qu’il n’était pas « je » et que « je » n’était pas lui. Le rapport entre lui et ce « je » était certes étroit ; ils étaient des frères de sang, mais les frères sont souvent fort différents. S’il écrivait un poème où il parlait de s’enfuir en compagnie de Gertie, ce n’était rien qu’une fleur de désir. »
Pour être totalement objectif, j’ai eu du mal en début de roman avec certains dialogues et les effets de style associés. La répétition à chaque phrase du verbe dire hache la lecture et m’a rapidement énervé.
Je n’ai jamais lu d’œuvres de Thomas Hardy, je ne pourrai donc pas comparer ce récit avec l’univers de ce dernier. Néanmoins j’ai beaucoup apprécié Hiver qui me donne très envie de découvrir Tess d’Uberville par exemple. Ce roman est une belle porte d’entrée pour cela.
Comme je le disais préalablement, cette lecture n’est pas fluide dans le sens « page turner » du terme (je faisais des sessions de lecture d’une heure maximum, pas plus, d’où une durée importante avant de tourner la dernière page), mais elle n’en est pas pour autant inintéressante, bien au contraire. C’est un vrai plaisir de lecture, aussi émouvant, bouleversant qu’agréable, dans lequel les nombreux thèmes abordés nous font réfléchir (certains de manière philosophique) à la vie (passée et à venir), l’amour, le couple, l’avancée dans l’âge, la solitude, la vieillesse, le temps qui passe, l’empreinte laissée à la postérité… C’est passionnant, rarement rébarbatif ou long.
« Comme je l’ai dit, le passé ne cesse de vivre, même si l’on préférerait de beaucoup qu’il n’en soit rien. »
Gertrude Bugler conclut ce bel opus dans le dernier chapitre avec une fin inattendue… où certains événements résument très bien l’état d’esprit des personnages. Je vous laisse découvrir.
Si vous êtes fan de Thomas Hardy, souhaitez le découvrir ou simplement passer un bon moment de lecture, je vous conseille de ne pas passer à côté de Hiver.
4/5
Citations :
- Je m’empresse de me rappeler aussi que l’amour, et non les rapports sexuels, est le véritable fondement d’un mariage heureux, et qu’ils ne s’aimaient pas, eux, tandis que mon mari et moi, nous nous aimons bel et bien, à cet égard il ne peut y avoir aucun doute, aucun doute à cet égard.
- Il était très beau, comme je l’ai dit, et il me plaisait beaucoup, mais trouver quelqu’un à son goût, ce n’est pas la même chose qu’aimer quelqu’un d’amour, et l’idée de faire un mauvais mariage m’effrayait. Là, je sais que j’ai été fortement influencée par les romans de M. Hardy, qui sont remplis d’alliances boiteuses, vous savez, le mari et la femme ne s’aiment plus alors qu’ils étaient amoureux l’un de l’autre au début (mais souvent ils ne le sont pas, même s’ils croient l’être), et ils se voient condamnés à une misérable vie conjugale le restant de leur jours. Ce serait un effroyable destin que de faire un mauvais mariage, de se marier sans amour, pensais-je ; mieux vaut ne pas se marier du tout.
- Il ne fut pas surpris de constater que l’auteur de la lettre venait de Londres, car le besoin pressant d’identifier et d’étiqueter des espèces témoigne d’une pensée typiquement urbaine. Au-delà de l’étroitesse de la nomenclature scientifique, les gens de la campagne voient en général l’essence des choses.
- C’était l’heure qu’il préférait, lorsque l’interaction du monde physique et du monde spirituel semblait la plus forte, lorsque les barrières censées séparer les vivants des morts se dissolvaient dans le néant. Dire qu’au crépuscule il se sentait capable de faire apparaitre les esprits du passé ne serait pas tout à fait exact, car souvent les esprits apparaissaient de leur propre chef dans sa vie intérieure, se dressant devant lui, lui faisant signe et lui adressant la parole.
- Son être était désormais aussi léger qu’un parfum de néant, et sa vue avait baissé. Comme à travers une vitre fumée, il vit indistinctement un rouge gorge sautiller au bord de la fosse pour extraire une créature invisible de la terre détrempée par la pluie. Le sol avait gardé les nombreuses empreintes de pas du cortège funèbre et des porteurs qui, quand le temps viendrait, traverseraient comme lui l’abîme qui sépare les morts des vivants.
- Comme je l’ai dit, le passé ne cesse de vivre, même si l’on préférerait de beaucoup qu’il n’en soit rien.