Kannjawou – Lyonel Trouillot

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Kannjawou

Kannjawou est le dernier roman de Lyonel Trouillot paru aux éditions Actes Sud début Janvier 2016.

Je remercie Actes Sud pour cette lecture numérique.

« Le « Kannjawou ». C’est un beau nom qui veut dire une grosse fête. Mais la rue de l’Enterrement n’y est pas invitée. Les fêtes des riches sont payantes. Que les pauvres s’en approchent, il suffit de monter les prix pour les décourager. »

Kannjawou en créole signifie donc grosse fête, partage. C’est dans le récit le nom d’un bar-restaurant que fréquentent des Blancs, autrement dit les expatriés, les riches. C’est exactement tout l’inverse des personnages principaux de l’intrigue. Deux sœurs, Joëlle et  Sophonie, Popol, Wodné et le narrateur, dit le scribe vivent eux rue de l’Enterrement au bout de laquelle se trouve le cimetière, là où il y a autant de vivants que de morts, un des quartiers pauvres de Haiti. Seule Sophonie, la plus âgée de la fratrie, a le droit d’entrer au Kannjawou en qualité de serveuse.

« Aujourd’hui, je végète sur mon bord de trottoir en jouant au philosophe. Mais demain, qui serai-je ? Et comment , comme tout le monde, habiterai-je en même temps la vérité et le mensonge, la force et la lâcheté? Quel soi-même on finit par être au bout de quel parcours? »

Le narrateur, le plus jeune du clan des 5, nous explique au travers de courtes chroniques la vie de chacun, leurs évolutions, les souffrances et autres difficultés de la vie. On y découvre man Jeanne, sage féminin, doyenne et philosophe, la mémoire du quartier et son pissat de chat tombant du haut de son balcon; le petit professeur, fils de notaire, avec ses livres, son écoute, son hospitalité, son béguin pour Joëlle et qui préférera mourir chez lui au milieu du bucher de ses livres. Les messages sont forts et marquants.

« Dans son enfance, il lisait pour tromper l’ennui. Moi, souvent pour tromper la faim. La vérité est que, fils de rien ou fils de notaire, on a besoin de beaucoup de phrases et de personnages pour constituer dans sa tête une sorte de territoire rempli de caches et de refuges. N’en déplaise à Wodné qui déteste que les gens bougent, nos têtes sont pleines de voyages. »

Les récits des journaux du narrateur, courte œuvre pour ne pas oublier, pour transmettre et informer, sont divisés en deux parties.

La première sert à présenter les personnages et le triste contexte.

« Chaque homme ayant rêvé rédige le temps du rêve son journal d’un fou. J’arrête ici le mien. Au moment où je décide de fermer mon carnet, dans la rue les enfants crient. »

« J’ai vingt-quatre ans et je suis vieux. je ne ris plus autant qu’avant. Nous de l’ancienne bande des cinq, rions très peu. Que sommes-nous? Zombies ou voleurs de cercueils? Promesse ou échec? C’est bien d’avoir peur. N’est ce pas Joëlle?  Sur mon bord de trottoir, au pied du balcon de man Jeanne, je regarde la nuit tomber, triste, sale, sur la rue de l’Enterrement »

La seconde est encore plus mélancolique avec les départs, les décès, les suicides…

« Mais parfois ceux qui survivent n’ont pas les moyens de se souvenir. Survivre peut être un travail à plein temps qui consomme toute leur énergie. Quand tu ne sais comment tu vas finir le jour, il n’y a pas dans ta vie ni hier, ni demain, ni rêve, ni mémoire. Ce peut être pour cela qu’il y a moins de monde dans les cortèges. Occupés à ne pas mourir, les vivants n’ont plus le temps d’accompagner les morts.

On est aussi bouleversé qu’enchanté par ce que l’on lit. Mêlant chants, pleurs, cris, horreurs et appels à l’aide, l’écriture de Lyonel Trouillot est somptueuse. Les rimes sont nombreuses. Douceur, poésie, beauté mais surtout grande fluidité sont les mots qui viennent à l’esprit lorsqu’on tourne les pages. Ils mélangent de longues phrases, envoutantes et chantantes, avec des coups de poignards acerbes symbolisant la rudesse, la dureté et la violence de l’Occupation du pays. Cette sécheresse du style apparait dans de nombreux chapitres. Elle témoigne merveilleusement de la difficulté et de l’absence d’espoir, parfois même du désespoir, mais aussi du besoin de rêver et d’espérer…Elle souligne enfin la violence (alcool, prostitution, abandon de soi), mélancolie et la tristesse des personnages au moment de la fin de leur petit groupe. On ne peut qu’adhérer à cette magnifique syntaxe.

« Tu dis toi même que  qui meurt en une saison triste emporte dans sa tombe une tristesse éternelle qui se mêle à la terre, la salit, la défait et rend son coeur stérile »

Les chapitres sont en majorité courts et se lisent très rapidement. J’ai pour ma part fait durer pour savourer un maximum (4h de lecture environ pour 200 pages). J’étais présent dans la rue de l’Enterrement au milieu des protagonistes.

« Tu sais comment on devient militant? Faut commencer par être humain. Et un humain, ça parle des autres en s’excusant. »

Au final, c’est une belle et poétique déclaration, sorte de dissertation philosophique, que je ne peux que conseiller sur Haïti, pays sans vie sous l’Occupation. Chapeau M. Trouillot!

« Un pays occupé est une terre sans vie »

4,5/5

Challenge-Rentrée-littéraire-janvier-2016

7 Commentaires

  1. Je suis réticente avec cet auteur, mais tu me donnes envie quand même. Je profite de tes propositions aux autres pour sauter sur l’occasion. Je veux bien que tu me l’envoies pour tenter cette lecture 😉

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