
Plongée dans l’intime générationnel
Après l’excellent Les enfants endormis, Anthony Passeron poursuit l’exploration de sa mémoire familiale. Cette fois, c’est son père, Jacky, qui devient le centre du récit. Trois consoles de jeux jalonnent cette histoire : de l’Atari 2600 à la Mega Drive, elles accompagnent les années 1980-1990, l’enfance du narrateur et celle de son frère jumeau. Plus que de simples objets, elles deviennent un terrain d’évasion, un lien de fraternité, mais aussi un fragile refuge face à l’effritement de la cellule familiale.
« Au village, c’était principalement en cela que consistait le fait d’être père. Il fallait travailler toute la semaine et montrer qu’on ne s’abandonnait pas, même le week-end, qu’on ne se laissait pas aller à garer une voiture sale devant son foyer. »
Des consoles comme vestiges
L’Atari offerte à Noël, la Nintendo NES, à défaut plus tard de la Super Nintendo rêvée mais inaccessible, la Mega Drive héritée : chaque machine dit quelque chose de l’époque et de la famille. Jacky, père robuste et boucher au village, apparaît d’abord comme figure rassurante, initiatrice, avant sa lente disparition du foyer. Quand la famille se disloque, les consoles demeurent. Elles deviennent les reliques d’un bonheur commun, puis les échos d’une absence brutale.
« Nos parents souhaitaient à la fois que nous nous comportions en dignes brutes tout en nous soumettant à la discipline nécessaire pour réussir notre scolarité. Il nous faudrait inévitablement décevoir l’un d’entre eux. »
Mythe fondateur ou procédé trop appuyé ?
Comme dans son premier roman, Anthony Passeron s’appuie sur un motif pour structurer son récit. Là où Les enfants endormis faisait dialoguer intime et documentation autour du SIDA, Jacky convoque les jeux vidéo comme jalons affectifs, tout en retraçant l’histoire du jeu vidéo. le dispositif nous a paru juste et efficace, offrant une résonance générationnelle évidente. Mais il frôle parfois la mécanique : le parallèle entre consoles et apprentissage peut sembler trop systématique. Nous n’avons pas ressenti cela comme un écueil, mais d’autres lecteurs pourraient y voir une limite.
« Peut-être que c’était comme ça. Peut-être qu’on ne choisissait pas qui on était, après tout. Faute de devenir quelqu’un d’autre, on devait prendre la place qui nous était attribuée. »
Exorciser le père, réhabiliter la mémoire
Là où le texte touche profondément, c’est dans son rapport père-fils. Derrière l’évaporation de Jacky, il y a la fragilité des liens, la difficulté de transmettre et de se construire, et cette mémoire familiale qu’on tente d’apprivoiser. Anthony Passeron écrit avec une sobriété pudique, sans jamais s’appesantir, ce qui confère au récit une intensité discrète mais durable. Son style, à la fois précis et délicat, parvient à faire surgir l’émotion dans les détails les plus modestes.
« Nous qui avions tant craint, des nuits entières, d’être visités par nos fantômes, allions découvrir que nous ne serions désormais plus jamais hantés que par nos regrets. »
Une enfance cabossée, toujours vibrante
Jacky se lit comme une fresque sensible, habitée par une émotion sincère. Au-delà des consoles et des souvenirs pixellisés, c’est bien la question de l’héritage et de la place qu’on laisse aux fantômes qui s’impose. L’enfance, elle, ne s’efface jamais vraiment : elle persiste, un peu cabossée, avec ses failles et ses pièces de puzzle manquantes, mais toujours vibrante.
Jacky est publié aux éditions Grasset.


