Les mains lâchées – Anaïs Llobet

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Le typhon Haiyan ou Yolanda aux Philippines fut le 35ème cyclone tropical de la saison cyclonique 2013 dans le Nord-Ouest de l’Océan Pacifique. Pourquoi parler de celui-ci et pas d’un autre ? Tout simplement car il est considéré comme le typhon le plus intense de la saison et l’un des plus violents (si ce n’est le plus violents) jamais enregistrés. Il y eut près de 7000 morts et portés disparus…

« Un cri. Et le silence de ces îles intemporelles, tête haute et yeux baissés, qui continuent leur nuit ». 

C’est ce sujet particulièrement dur qu’a choisi la journaliste Anaïs Llobet pour son premier roman, les mains lâchées paru à l’occasion de cette rentrée littéraire 2016.

Je remercie particulièrement Lisa et les Editions Plon pour l’envoi de cet ouvrage en avant-première.

Une fois n’est pas coutume avec cette maison d’édition, la première chose que l’on remarque est la superbe couverture colorée. Encore une fois une belle réussite, que l’on parle de la couleur ou de la photo illustrant le titre. Comme on s’en rend compte après avoir tourné la dernière page, celle-ci illustre idéalement « l’ambiance » de l’histoire.

« J’arrache un morceau d’écorce au ficus ; sa peau toute douce est encore gorgée de sève, pleine de vie. En contrebas de la colline, de lourdes vagues s’abattent dans un ruminement constant. Le silence des hommes me fait frissonner ; il n’y a que la mer qui parle encore à Tacloban. »

La narratrice, Madel, est une jeune journaliste française pour une chaine de télévision locale. Elle partage la vie de Jan, chirurgien esthétique et célébrité locale à Tacloban. Comme tous les habitants de l’archipel, habitués aux caprices de la météo durant cette saison, ils se préparent à l’arrivée de l’ouragan avec un jeune garçon qui leur a été confié.

« Au milieu d’eux, Jan n’est plus cet homme que j’ai aimé ni même le chirurgien esthétique le plus talentueux de Manille. Il n’aura pas droit à un enterrement ; comme ceux des autres sacs, il ira à la fosse commune. Il n’est plus qu’un chiffre qui alimente la macabre comptabilité du typhon. Jan Dellozo, mort numéro 6357. Dernier mort de Yolanda. En attendant que les pompiers arrachent des décombres le 6358è cadavre. »

Si les deux hommes disparaissent suite aux passages successifs de trois énormes vagues, Madel survit. Par la suite, on vit le récit de l’après catastrophe au travers de ses yeux. Tristesse, angoisse, travail, mais aussi et surtout entraide rythment ses journées. Page après page, phrases après phrases, le lecteur est tout à la fois en colère,bousculé, dérangé, choqué, ému…

« Il faudrait des tribunaux internationaux pour juger ceux qui n’ont pas su nous protéger de ce raz-de-marée pourtant si prévisible. Je voudrais les mettre sur le banc des accusés, leur demander pourquoi ils n’ont pas su traduire deux mots qui auraient pu sauver tant de vies. Leur crier que c’est leur faute si Jan a disparu, leur faute si Rodjun… et soudain je me souviens de cette petite main que j’ai lâchée. De ce cri d’enfant qui se fait avaler par la mer. »

C’est même souvent particulièrement dur tant on frôle l’innommable. Il est impossible de rester neutre et insensible à la lecture de certains faits.

« Santo a cessé de crier. Il a aussi cessé de parler. Il n’a pas dit un mot depuis le typhon. Je ne sais pas si c’est possible de redevenir mère lorsqu’on a su que, l’espace d’une minute, on a préféré sa vie à celle de son fils. Mon instinct de survie avait pris le pas sur mon instinct maternel. Il aura suffi d’une vague. Une vague pour effacer douze ans de maternité. Une seule vague pour faire de mes enfants des orphelins. »

Pourtant, j’ai pris énormément de plaisir à la lecture de cet opus si bien écrit, si joliment écrit. J’ai beaucoup apprécié la plume de Anaïs Llobet et cette justesse dans le récit des faits, ces belles tournures, cette subtile utilisation de la langue, cette pudeur remarquable. Elle a su garder une distanciation par rapport aux événements (elle était sur place au moment des faits…) tout en étant suffisamment explicite pour que le lecteur adhère. Elle nous offre un témoignage romancé de tout premier ordre dont il faut souligner la finesse.

Elle met particulièrement bien en exergue l’entraide des habitants, cette volonté de vie de l’après coûte que coûte. Quel beau traitement d’un sujet affreux ! Parallèlement, elle dénonce de manière acerbe ce voyeurisme des chaines d’informations sans foi ni loi qui en veulent toujours plus. L’information des autres avant toute chose, ce côté sordide (tout savoir avant la concurrence quitte à empêcher le travail des secours, à harceler des habitants désemparés, avoir des infos exclusives quel qu’en soit le prix…) face à l’empathie de Madel elle-même sur place. Informer sur la catastrophe à l’étranger, donc faire le travail pour lequel on est payé, tout en gardant une certaine éthique personnelle et en participant aux recherches telle est le crédo de Madel.

« Pas d’eau, rien à manger, mais du wifi : bienvenue à l’ère moderne des catastrophes. »

L’autre gros point très fort donc de ce premier roman est l’écriture, réellement somptueuse. Elle est belle, fluide, forte, profonde, poétique, imagée et très descriptive. Comme je l’écrivais précédemment, on vit au travers des yeux de Madel. On s’imagine très aisément les paysages dévastés, on respire l’odeur nauséabonde, on entend les complaintes… Le récit est très prenant malgré l’horreur des faits narrés. De même, tous les personnages qu’ils soient principaux ou secondaires sont attachants et apportent au témoignage. Je n’ai trouvé ni longueur, ni futilité, encore moins de pathos (ce qui vu le sujet est aussi admirable que remarquable !).

« Baignée par la lumière couleur sang du crépuscule, la terre s’ouvre en une immense blessure. Chaque soir, les pompiers y déposent leur funèbre moisson. L’odeur pestilentielle brouille leurs sens, ralentit leurs gestes. »

La vie continue quoiqu’il arrive. Petit à petit, elle reprend le dessus. On termine donc sur une note positive et d’optimisme.

 « Petit à petit, Tacloban s’arrache de cette glaise dont l’avaient recouvert les vagues, tandis que j’y reste encore embourbée. Certes, les pompiers retrouvent encore entre cinq et quinze corps par jour, bien sûr, le café de Liliana garde un léger goût salé, mais n’empêche, ça y est, Yolanda est bien loin. David a rejoint sa famille et Jack est tombé amoureux ; il se mariera en janvier. Et Marichu, Jirug, Baba, Teresa, Rosie, Béa… ces destins unis par un sacrifice commun continuent eux aussi de vivre. A serrer les dents en se souvent qu’aujourd’hui cela fait un an que Yolanda a frappé. »

Justesse et force, beauté et profondeur face au sordide, Les mains lâchées est un premier roman poignant très réussi. Je vous le conseille sans hésitation comme je vous encourage à faire comme moi et suivre à l’avenir Anaïs Llobet. Un nouveau talent a vu le jour. Je lui souhaite un grand succès !

5/5 COUP DE CŒUR

Je vous invite à consulter également l’avis de Virginie, de Eimelle ou encore celui de myprettyBooks

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5 Commentaires

  1. […] « Pourtant, j’ai pris énormément de plaisir à la lecture de cet opus si bien écrit, si joliment écrit. J’ai beaucoup apprécié la plume de Anaïs Llobet et cette justesse dans le récit des faits, ces belles tournures, cette subtile utilisation de la langue, cette pudeur remarquable. Elle a su garder une distanciation par rapport aux événements (elle était sur place au moment des faits…) tout en étant suffisamment explicite pour que le lecteur adhère. Elle nous offre un témoignage romancé de tout premier ordre dont il faut souligner la finesse. » – Lecture Coup de cœur pour Benoît (billet complet ici) […]

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